Le contenu

dominique pitoiset & nadia fabrizio / travaux 2004-2013

Pour mémoire
par Daniel Loayza

Je me souvenais de Le Soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face : un dispositif particulièrement complexe associant marionnettes, images animées, pianiste au plateau et comédiens – j’allais écrire « évidemment », mais cette évidence-là, chez Pitoiset, n’est jamais allée de soi : il est arrivé dans plusieurs de ses spectacles que les interprètes cèdent leurs pouvoirs à d’autres figures (poupées articulées, créatures masquées, techniciens exposant leur propre virtuosité en scène, amateurs, figurants…). Je me souvenais notamment d’Oedipe en lourd manteau de laine d’aspect militaire penché devant un ordinateur ; dans cette version du mythe, cette machine était le Sphinx qu’il lui fallait affronter. Je me souvenais peut-être même plus ou moins confusément – en tout cas, je l’ai reconnue – de la réponse à la vieille énigme qui apparaissait lettre par lettre sans ponctuation sur un énorme écran lumineux : « l’homme monstre l’homme » – comme s’il existait encore, après tant de siècles, un verbe « monstrer », et que l’homme fût à la fois sujet et objet de cette monstration. Mais je ne me souvenais pas du visage d’Oedipe à cet instant. Je ne m’en souvenais pas, parce que je ne pouvais pas m’en souvenir. Car au moment même où le grand secret affolant s’affichait enfin, le visage de l’acteur nous était dérobé. Et l’écran devenait alors comme un mystérieux miroir, renvoyant par-dessus les lourdes épaules d’Oedipe à la fois l’inscription de la formule paradoxale et l’effacement de ce qu’elle venait recouvrir ou expulser : la possibilité pour Oedipe de se voir, se connaître lui-même, la réflexion d’un regard parti à sa propre recherche. La révélation aveuglante où disparaissaient les traits du héros nous parvenait sans doute, réverbérée jusqu’à à nous qui étions assis dans son dos, mais il fallait la payer d’une autre ignorance : jamais nous ne pourrions savoir avec quelle expression lui-même la déchiffrait – horreur, éblouissement ou sérénité… Comment se souviendrait-on de ce qu’on n’a pas vu, remarquer ce qu’il était impossible de voir, comment pourrait-on appréhender le noyau non vu d’un spectacle, s’il n’y avait la photographie ?

Je me souvenais de La Tempête. Je me souvenais que l’île de Prospero était réduite à l’entrepôt modeste et désuet d’une sorte de négociant peut-être vaguement contrebandier, quelque part dans un port non identifié à moins que ce ne fût au fond d’une profonde cave, presque un cachot encombré de caisses et d’un lourd comptoir en chêne. Je me souvenais de la diversité des langues qui résonnaient dans cette Méditerranée en chambre : français, italien, arabe dialectal, et même allemand. Je me souvenais aussi de Ferdinand le muet, l’impassible – et pour cause : dans cette version, le prince destiné à épouser Miranda n’était qu’une poupée (même pas grandeur nature !) que son père lui offrait pour projeter sur elle ses désirs de jeune fille naïve. Je me souvenais encore des rires brusques et clairs du magnifique Ariel, de la traînée étincelante qu’ « il » laissait dans son sillage… Mais est-ce que je me souvenais que Prospero était aveugle ? Est-ce que je m’en souvenais vraiment, avec toute l’intensité requise ? C’est que ce détail était crucial et faisait tout basculer : au cœur de la perspective – point de vue. Le plus irrésistible des magiciens de la grande scène élisabéthaine, celui qui commandait aux éléments et aux esprits, le maître même du spectacle – n’en voyait rien. Toute cette tempête avait-elle donc lieu sous son crâne, n’était-elle que l’étoffe de ses songes, cosa mentale tirée du néant pour meubler tant bien que mal le désert du monde ? Comme on sait, rien dans le texte de Shakespeare ne suggère littéralement la cécité de Prospero – du moins pour un lecteur ordinaire. Mais dès lors que Pitoiset en avait eu la vision, voici qu’elle projetait sur toute la pièce un étrange lumière rasante et noire, dégageant des reliefs d’ironie ou de folie insoupçonnés… N’avions-nous donc pas vu qu’il ne peut voir ? Il ne s’en faut parfois que d’une seule photographie pour qu’on se rappelle en un éclair ce qu’il semblait impossible d’oublier et que nous sommes si nombreux à oublier cependant tous les jours : il suffit parfois d’un rien – d’un point aveugle – pour faire pivoter toute la sphère du visible.

Des souvenirs et des oublis de ce genre, tout amateur de théâtre en transporte partout avec soi. J’en ai bien d’autres, sur ces spectacles de Dominique Pitoiset et sur d’autres encore ; non de tous, malheureusement, faute de les avoir tous vus. J’en suis d’autant plus reconnaissant aux photographes de plateau. Non seulement ils nous restituent les souvenirs que nous avions déjà, mais ils nous en inspirent d’autres que nous ne nous connaissions pas encore – quand ils ne nous permettent pas tout bonnement d’en inventer. Et pourquoi non ? Si la présence d’un spectacle ne se résume pas au présent de la représentation, pourquoi le travail qu’il opère en nous devrait-il s’interrompre un jour ? Certes, une photographie de spectacle a pour une part valeur de document, mais pour une part seulement, souvent d’ailleurs plus fragile qu’on ne croit.

Qu’est-on en droit d’attendre des photos d’un spectacle ? Pas plus que la photographie en général, la photographie de théâtre ne montre jamais tout. Visée, cadrage, mise au point, autant de gestes qui traduisent un choix singulier et signé, une prise à nulle autre pareille et forcément partielle sur le réel qui passe à tel instant sur le plateau. – On pourrait en dire autant d’une phrase : tons, rythmes, sonorités ne se laissent pas séparer d’une intention, d’une constellation de sens, d’une valeur expressive particulières. – On pourrait en dire autant de la mise en scène : placez d’autres corps dans un autre espace, baignez le tout d’une autre lumière, et c’est une autre partition textuelle qui paraît résonner. Rien, de ce point de vue, ne pourra jamais remplacer l’immersion personnelle dans l’ensemble dont la photographie se détache, dont la phrase est une inflexion ou le spectacle un déploiement public. Mais à vrai dire, a-t-il jamais été question de restituer intégralement à l’aide de mots ou d’images la totalité d’une expérience, esthétique ou non ? Telle mise en scène donnée ne propose qu’un certain accès, d’une durée limitée, à une certaine façon d’entendre un texte (ou plus généralement, à une certaine manière d’occuper devant témoins un certain segment d’espace-temps), laquelle pourra donner naissance à certains souvenirs. Et il en va de même, mutatis mutandis, pour telle phrase, pour telle photo.

« J’y étais », dit-on souvent alors : façon de suggérer qu’il y avait là une teneur d’expérience totale sui generis, quelque chose comme la globalité d’une saveur dont seuls les connaisseurs peuvent encore partager l’évocation (sur fond de ce que la philosophie contemporaine appellerait peut-être le « concept expérienciel » – j’emprunte l’expression à Jocelyn Benoist) et dont un cliché ou un compte-rendu peuvent garantir précairement l’irremplaçable et désormais fuyante réalité. Puis un jour vient où les « concepts expérienciels » s’obscurcissent, où les référents s’érodent et les souvenirs s’éteignent, engloutis dans ce que Shakespeare nommait « le vaste gouffre du temps ». Nul ne sait plus et ne saura jamais à quoi ressemblait exactement la représentation d’une tragédie dans l’Athènes du Vème siècle. Les voix qui faisaient résonner ces phrases se sont tues presque aussi vite que la musique qui les scandait ; la langue même où elles puisaient n’est plus parlée. Et comme nous le savons tous à partir d’un certain âge, c’est l’esprit de toute une époque qui se dissipe ainsi, sans que l’on sache où ni comment (ce qui est sûr, c’est que l’on s’avise toujours après coup de la fin de l’âge d’or ou du « bon vieux temps »). Restent des traces qui s’offrent à l’interprétation de tiers, voire de nous-mêmes quand l’époque est encore en cours : paroles qui s’éditent, s’archivent et se brouillent, images flottantes, incertaines, ambiguës, comme des échos toujours plus lointains et dilués dans l’océan électronique et sans mémoire du grand Réseau.

Paroles, images, traces précieuses cependant par cela même. Non seulement elles attestent tant bien que mal, mais elles nous reprennent à témoin. D’une époque à l’autre, d’un âge à l’autre, l’expérience esthétique demande à être reconstruite, réinventée, cultivée à nouveaux frais ; or cette culture ne peut se nourrir que de tels vestiges. Voyez à votre tour ces photographies de quelques grandes créations de Dominique Pitoiset. Elles résument, comme on dit, une dizaine d’années de travail. Mais qu’appelle-t-on ici « résumer » ? Comment ces fragments de fragments que sont des photographies de plateau pourraient-ils prétendre « résumer » quoi que ce soit ? Et pourtant. Précisément parce qu’il ne s’agit que de détails, ces aperçus laissent chacun libre de réagir selon son style, plus ou moins littéral ou rêveur, devant ce qu’ils offrent, à savoir ce que nul n’avait jamais vu : des points de vue particulièrement aigus, des fenêtres très bien placées donnant sur des perspectives qui furent ouvertes et ne reviendront plus. Les quelques privilégiés qui auront vu tous ces spectacles pourront s’exclamer devant chaque image : « J’y étais » et goûter les plaisirs simples de la reconnaissance qu’Aristote déjà célébrait dans la Poétique. D’autres, dont je suis, se sentiront parfois plus humblement proches de Bouvard et Pécuchet contemplant avec émotion des portraits d’inconnus qu’ils trouvent très ressemblants (surtout lorsqu’il s’agit de Nadia Fabrizio, irremplaçable collaboratrice de toutes les créations théâtrales de Pitoiset – sans doute, pour le coup, est-elle loin d’être une inconnue, mais le propre d’une grande interprète est de savoir en redevenir une, et c’est bel et bien d’une inconnue qu’elle tourne vers nous le visage sur ces photographies lorsque nous n’avons pas eu le bonheur d’assister au spectacle correspondant)… D’autres encore ne découvriront qu’ici et sous l’angle photographique l’art de Dominique Pitoiset pour la première fois. Mais pour tous, le choix proposé dans le présent volume renvoie sous forme immédiatement visible à l’unité vivante d’un projet artistique se développant saison après saison, aussi imprévisible dans le détail à ses débuts que lisible dans son ensemble pour un regard rétrospectif. Car ces photos sont autant d’éclats où se conserve une chance d’entrevoir la source d’où ils ont jailli (leur « point d’incandescence », a dit quelque part Pitoiset lui-même). L’entrevoir : c’est-à-dire réinventer cette source ou ce point pour nous-mêmes, chacun pour soi, ranimant aujourd’hui nos souvenirs à demi rêvés tout en les nourrissant d’autres images jamais vues. Qu’est-ce en effet qu’un éclat sinon un fragment arraché à son tout mais qui préserve en soi-même un tranchant, une lumière, un relief – comme une réserve d’intensité grâce à laquelle il captive et parfois blesse la perception ? Cette puissance intensive de l’éclat ne prétend pas restituer tel quel le réel qui fut son référent, mais à défaut, elle retient assez notre attention pour nous inviter à l’imaginer. Ou à le « ré-imaginer » au présent, à en réactiver les effets, à en reparcourir le territoire, si nous avons connu la joie d’y « avoir été ».

C’est pourquoi la « photographie de plateau », comme on l’appelle, réclame une sensibilité, un talent tout à fait spéciaux. Le théâtre, comme tous les arts vivants, entretient en effet avec la mémoire de ses spectateurs un lien constitutif. S’il est ainsi qualifié de « vivant », ce n’est pas seulement parce que ses interprètes le sont : son public l’est aussi bien, et ce n’est que dans la rencontre de ces vies que celle de l’oeuvre se produit. Le bon photographe de plateau est d’abord un excellent spectateur sachant se rendre disponible à cette rencontre-là, dans ce qu’elle a d’irréductible à toute autre forme d’accès à l’oeuvre d’art. D’une telle rencontre vitale, évidemment, la photographie ne saurait tenir lieu – ce serait confondre le signe et la chose ; à peine supplée-t-elle aux défaillances du souvenir. Mais comme elle s’offre elle-même à être rencontrée, elle joue sans doute de l’équivoque, ce qui esthétiquement est de bonne guerre. Elle permet aussi, par la même occasion, de rappeler que cette rencontre qui ne se raconte pas est faite pour se réitérer, et que ces rendez-vous renouvelés tissent au long des années le retour d’autres significations. Quand le temps a fait son œuvre, l’arbre ne cache plus la forêt, chacun des spectacles particuliers trouve sa place et comme un surcroît de sens en se réinscrivant à titre d’étape dans l’ensemble du parcours : leurs images sont comme autant de pierres blanches marquant après coup le terrain et permettant de s’y orienter autrement. A moins d’avoir ces documents sous les yeux, aurait-on par exemple remarqué combien le motif de la blessure (et notamment de la tête blessée) revient hanter le théâtre de Pitoiset ? Comme si, avec des années d’avance, le metteur en scène avait obscurément anticipé son face-à-face avec Cyrano… Se serait-on avisé, de même, que non seulement ses espaces, mais tout spécialement les sols de ses scénographies sont plus d’une fois d’une qualité clinique immaculée, d’une luminosité lisse et laiteuse, et que cette impeccable propreté contribue à créer une tension particulière – linoléums lavables d’hôpitaux, carrelages d’abattoirs ou de laboratoires conçus pour qu’y soit effacée toute trace du sang qui pourra, qui devra y couler ? En revoyant dans le contexte du présent recueil quelques photos de Qui a peur de Virginia Woolf – et seulement alors, en les rapprochant de quelques clichés de Salomé – je me suis aperçu que la mise en scène d’Albee s’inscrivait sans doute dans cette série, transformant le salon bourgeois de George et Martha en autre chose qu’un simple ring (il est vrai que le sang y coule aussi) : un cruel amphithéâtre anatomique où les mots tiennent lieu du scalpel disséquant à notre insu le corps d’un enfant invisible… Qu’on me pardonne ce dernier souvenir (ou plutôt cette remarque, puisque précisément je ne me souvenais pas du détail que je viens de mentionner) : je n’en parle qu’à titre d’échantillon de la façon dont les admirateurs du théâtre de Dominique Pitoiset pourront de même trouver ici de quoi préciser leur propre réflexion devant la tâche qu’il s’était fixée à Bordeaux. Cette tâche est aujourd’hui achevée – l’artiste lui-même a tenu à le signifier en soulignant la cohérence de sa « période bordelaise », sur laquelle il s’est expliqué ailleurs. Dix ans après, voilà que son projet est devenu une œuvre, qui fait désormais partie de l’histoire du TnBA. Une page se tourne ; avec elle, c’est un beau volume qui se referme. Puisse celui-ci en porter témoignage, pour mémoire.

Daniel Loayza, 2 octobre 2013

 

 

 

 

 

 

 

[1]    Cf. Dominique Pitoiset : le théâtre des opérations, Alternatives Théâtrales 112, Bruxelles, mars 2012.