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Édito TnBA Saison 11-12

« Non, merci ! »
Par Dominique Pitoiset

Que vous dire, chers amis et amies du TnBA, après une si belle et si riche saison, à l’orée d’une saison que je rêve au moins aussi splendide, et où je vous espère aussi nombreux, voire plus nombreux encore, pour nous accompagner sur tant de pistes ouvertes dans cette forêt de spectacles? Comment entrer – sinon la tête la première – dans cette passionnante, foisonnante jungle d’art, où tant de genres, tant de siècles et tant de goûts divers aussi s’avancent à votre rencontre?… Je n’en ai aucune idée (et puis pourquoi vouloir trouver une logique à ses coups de cœur?), mais à propos de rencontre, permettez-moi au moins de partir de mes lectures actuelles. Car j’ai fait justement une rencontre stupéfiante : j’ai rencontré Cyrano. – Oui, j’enfonce une porte ouverte… mais j’ai parlé de «rencontre», pas de «découverte»! Même si, à vrai dire, il y a toujours un peu de découverte dans les vraies rencontres, quelque chose d’absolument inattendu, qui vous prend tellement au dépourvu qu’il ne peut s’ensuivre que de la nouveauté. Derrière la porte ouverte, un vaste espace inouï – au moins pour moi.

Que m’a-t-il donc dit, ce cher Cyrano? Bien des choses, en somme… D’abord, il m’a fait penser à Alceste, frère atrabilaire et amoureux. Voilà un homme qui ne transige pas et qui dit toujours ce qu’il pense, quoi qu’il lui en coûte – carrière, succès, ou tout simplement sécurité et confort. Et Rostand a soin de nous montrer que la compromission peut prendre des formes très insidieuses. Cyrano s’abstient, bien sûr, de faire activement sa cour auprès des puissants. C’est bien le moins. Mais son exigence va plus loin. Même quand les puissants font le premier pas, ilpréfère refuser la main qu’ils lui tendent. D’où l’autre grande tirade, acte II scène 6, moins célèbre, mais non moins brillante que celle des nez. La tirade des «non, merci!» est une véritable ode à la gloire de l’indépendance, de l’autarcie, au risque de la solitude :

… se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre?
Non, merci.
Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud?
Avoir un ventre usé par la marche? une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale?
Exécuter des tours de souplesse dorsale?…
Non, merci.

«Un ventre usé par la marche»! Voici une formule qui pourrait encore resservir tous les jours! C’est d’une drôlerie et d’une virtuosité confondantes. Difficile de savoir où arrêter la citation. Au dernier vers, peut-être, où toute la haute moralité de Cyrano se concentre en une maxime : «Ne pas monter bien haut, peutêtre, mais tout seul!»?… Oui, mais comment s’interrompre là, car son brave ami Le Bret prend immédiatement le relais : «Tout seul, soit! mais non pas contre tous!»… Nuance et critique d’ailleurs bienvenues. Car la séduction de Cyrano est si éloquente qu’on risquerait de s’y laisser prendre, et l’on aurait bien des raisons de devenir misanthrope à son tour…

Mais l’ami, tout bienveillant qu’il soit, a-t-il entièrement raison? Ou plutôt, parle-t-on des mêmes choses? Oui, Cyrano exagère, il le sait et l’assume. Mais peut-être doit-il exagérer – car il est « Non, merci ! » 3 un artiste. S’il tient à «être seul, être libre», comme il le dit plus bas, c’est pour s’assurer une posture essentielle à ses yeux : «Et modeste d’ailleurs, se dire: mon petit, sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles, si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles! Puis, s’il advient d’un peu triompher, vis-à-vis de soimême en garder le mérite». C’est difficile, voire impossible. Mais pour lui, c’est vital. Telle est la première loi : ne pas exposer sa singularité, «ne pas être obligé d’en rien rendre à César». Ainsi va Cyrano : ridicule parfois, mais toujours fier d’avoir préservé son humble part personnelle. Nez au vent, tête haute. Même s’il en fait trop. Ainsi font les artistes : ils exagèrent. Mais c’est à ce prix – et bien souvent à leurs dépens – qu’ils peuvent aider autrui à s’arracher, au moins de temps à autre, aux puissances aliénantes qui travaillent toujours à nous dicter le sens de nos vies – un sens, comme par hasard, qu’elles disent unique. …

Et voilà que je rêve à une autre rencontre. Au hasard de mes lectures, je m’aperçois que Cyrano a été créé un an presque jour pour jour après… Ubu roi, d’Alfred Jarry. Triomphe pour l’un («Mon panache»!), scandale pour l’autre («Merdre!»).
Cyrano mémorable par son tout dernier mot qui le résume tout entier ; Ubu également immortel par son juron inaugural et non moins programmatique. Quelle coïncidence : à quelques mois de distance sont nés sur nos planches les deux héros les plus laids du répertoire de langue française, l’un défiguré par un nez hyperbolique et l’autre décoré de sa monstrueuse gidouille. Deux façons d’achever l’héroïsme classique : soit en le portant à son comble, en le théâtralisant de l’intérieur, au point que le divorce est presque consommé entre l’âme sublime et le corps bâclé, sans craindre de friser le ridicule ; soit en le foulant aux pieds, en le livrant à toutes les souillures et à toutes les bassesses, en réduisant le personnage à n’être plus que la marionnette de ses pulsions, sans craindre que la face grotesque se fige en masque de terreur. Deux façons d’exagérer. La première qui refuse l’horreur du monde, la seconde qui s’y vautre… Et dans ce grand écart, tout le théâtre. Car le théâtre est d’abord cela : d’un pôle à l’autre, une circulation entre sublimation et régression, un jeu entre l’effroi, le ridicule, le touchant et l’atroce. Naviguant à vue entre l’hyperbole et l’outrage, entre les grands et les gros mots – toujours à exagérer, oui, toujours à en faire «un peu trop», comme on dit, histoire de s’exposer à notre rencontre.

À ma connaissance, Jarry et Rostand ne se sont jamais croisés. Tous deux sont morts jeunes, l’un dans la misère et l’autre couvert d’honneurs. Tous deux, le bohème et le bourgeois, disent quelque chose du théâtre comme excès, comme miroir insoutenable de notre existence – comme grand méchant loup écartant largement ses mâchoires pour mieux nous engloutir, le temps d’un petit tour hors de ce monde… À l’un la dentelle, à l’autre l’obscénité. Ils ne se sont pas rencontrés. Ils se rencontrent en nous. Ainsi font tous les artistes. Faites-leur donc bon accueil, comme disait Hamlet. C’est en nous que s’enfoncent leurs portes ouvertes, oui, grandes ouvertes sur le théâtre en nous – le théâtre comme appel d’air libre et de beauté. Puis pour finir, il faudra bien choisir: merdre ou panache.

Dominique Pitoiset, mai 2011