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Édito TnBA Saison 12-13

Rêveurs lucides
par Dominique Pitoiset

Aimez-vous rêver? Si oui, vous devez être fascinés comme moi par ces phénomènes si troublants qu’on appelle les rêves lucides – et qui ne sont pas, à mes yeux, sans rapport avec le théâtre. Il s’agit de ces rêves au sein desquels le rêveur a conscience qu’il est en train de rêver, sans pour autant que cette lucidité provoque aussitôt son réveil. Il peut alors arriver que le rêveur veuille tirer parti de cette sorte d’état «intermédiaire» pour diriger à sa guise, et apparemment sans danger, les événements de sa vie onirique : après tout, puisqu’il est soustrait aux lois du réel, pourquoi ne pas en profiter pour explorer quelques situations nouvelles? Ou plus simplement tenter enfin des expériences impossibles. Pourquoi par exemple ne pas faire comme Puck dans Le Songe d’une nuit d’été et «boucler une ceinture autour de la Terre en quarante minutes»? Mais curieusement, ce genre d’aubaine intéresse moins qu’on le croirait au premier abord les rêveurs lucides les plus expérimentés et au nombre desquels je compte les acteurs, mais aussi les spectateurs les plus avertis d’entre vous. S’il suffisait de décréter arbitrairement que l’on peut jouir en toute impunité des pouvoirs accordés par une métamorphose effective, sous prétexte que l’on se sait soustrait aux lois de la réalité quotidienne – ce serait trop beau, et un peu trop simple.
Cela semble donc plus compliqué. Car dès que l’on tente d’infléchir trop volontairement le cours des choses, le rêve lucide s’interrompt, comme si l’irréalité du monde nocturne se rebellait. Le subtil univers qu’appréhende notre conscience s’avère fragile. Il ne supporte guère la contrainte et encore moins la tricherie. Le moindre accroc déchirant le tissu même du monde de nos fictions ne peut que nous en expulser. Le rêve a ses règles, sa discipline, ses voies d’approche, qui demandent à être respectées. Et cela vaut sur les deux versants de ce songe partagé qu’est le théâtre. Même sur scène, on ne naît pas Puck – on le devient, et après bien des épreuves. Et de même, dans la salle, il ne suffit pas d’ouvrir les yeux et les oreilles pour vivre aussitôt à son tour une existence exaltée et multipliée par la réalité illusoire des personnages. La magie n’opère pas sans quelques précautions. Le voyage au pays des songes nécessite une attention particulière, voire même un apprentissage. La liberté se conquiert et se travaille. Tel est le prix dont notre lucidité se paie. Mais ce n’est là que le revers d’une médaille dont il faut aussi voir l’autre côté. Le rêveur véritablement lucide, non seulement sait qu’il rêve, mais reconnaît à son rêve, et de l’intérieur même de celui-ci, une certaine indépendance. Il respecte le paysage qu’il traverse, et les personnages qu’il incarne, en leur accordant une consistance et une résistance propres. Il prend son rêve absolument au sérieux, car pour se croire Puck, il faut d’abord croire à Puck. En même temps, il sait que ce n’est qu’un rêve, car se croire Puck, et faire croire toute une assemblée à l’existence de ce Puck auquel on se prête, ce n’est surtout pas se confondre sans réserve avec lui en abolissant toute limite entre soi et le rôle. Le rêve n’est pas folie, et le rêveur lucide est tout sauf un dément. Si le rêveur lucide sait qu’il éprouve la réalité de son rêve, il se rappelle aussi qu’il ne la produit pas. Si nous sommes les sujets de nos songes nous n’en sommes pas les maîtres – acteurs et créateurs, certes, mais non pas souverains – nous restons conscients que toutes nos fictions, quoi que nous puissions faire, hantent un pays qui nous reste en partie étranger.

Au théâtre, rêve et raison ne s’opposent pas, ils se renforcent. Et c’est bien pourquoi, malgré les apparences, les rêveurs lucides comptent dans leurs rangs quelques-uns des plus grands penseurs. Voyez Platon. La plupart des hommes vivent comme enchaînés au fond d’une caverne, fait-il dire à Socrate dans La République, et le dos tourné à l’unique issue qui les conduirait au jour, ignorant même son existence, dupés qu’ils sont par l’incessant défilé des ombres projetées contre la paroi la plus profonde du gouffre où ils végètent, et qui leur semblent être la seule réalité. Le philosophe digne de ce nom a pour mission de redescendre dans cette grotte ténébreuse qu’est notre monde, afin d’y porter secours à ses semblables. Une fois redescendu, le philosophe distinguera ces ombres tout comme les autres hommes, voire plus mal qu’eux, faute de s’être accoutumé à l’obscurité; mais lui a ouvert l’œil de l’esprit au sein du rêve commun. Voyez Descartes : dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619, il vécut une série de songes dont le troisième le confirma dans son intuition de l’unité profonde de toute connaissance scientifique et de toute sagesse poétique au sein du savoir rêveurs lucides 2 humain. Or, à en croire son biographe, «ce qu’il y a de singulier à remarquer, c’est que, doutant si ce qu’il venait de voir était songe ou vision, non seulement il décida en dormant que c’était un songe, mais il en fit encore l’interprétation avant que le sommeil le quittât».

Et même s’il paraît paradoxal d’invoquer un tel témoignage en faveur du théâtre, voyez Rousseau, dont nous fêtons dans un mois jour pour jour le bicentenaire de la naissance. Le maître des Rêveries a découvert la source du bonheur en soi-même, dans «le secours d’une imagination riante», écrit-il dans la Cinquième Promenade, qui «se présente assez naturellement à ceux que le ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas du dehors se fait alors au dedans de nous. Le repos est moindre, il est vrai, mais il est aussi plus agréable quand de légères et douces idées, sans agiter le fond de l’âme, ne font pour ainsi dire qu’en effleurer la surface. Il n’en faut qu’assez pour se souvenir de soi-même en oubliant tous ses maux. Cette espèce de rêverie peut se goûter partout où l’on peut être tranquille, et j’ai souvent pensé qu’à la Bastille, et même dans un cachot où nul objet n’eût frappé ma vue, j’aurais encore pu rêver agréablement.»

Caverne, cachot… Le théâtre est un lieu qui leur ressemble, mais comme un homme libre à un captif : il est leur double délivré. Obscur comme eux, comme eux il nous impose silence et immobilité. Mais ses ténèbres ne sont là que pour susciter en chacun la jouissance de sa propre liberté – celle d’un mouvement «qui se fait alors au-dedans de nous» – et pour restituer à chaque sujet la possibilité de «se souvenir de soi-même». Le théâtre, loin de ne faire que distraire et divertir son spectateur en l’étourdissant à coups d’illusions, lui permet au contraire de franchir ce mystérieux seuil au-delà duquel l’identité se ressaisit à travers le visage d’autrui.

Mon cher Jean-Jacques ajoute que sa rêverie «se faisait bien mieux et plus agréablement dans une île fertile et solitaire, naturellement circonscrite et séparée du reste du monde». Oui, ce théâtre-monde, terre baroque où la vie est un songe et où prend racine le grand rationalisme européen, est bien une île – celle-là même où Prospero déclare : «Nous sommes de l’étoffe/ Dont les rêves sont faits, et notre petite vie / Est cernée d’un sommeil.» Le théâtre est donc un phare qui s’obstine à briller – sans trop d’intermittence! – au-dessus des flots dormants de l’inconscience qui nous entoure. Une lumière vigile qui n’a jamais cessé tout à fait de luire depuis vingt-cinq siècles, depuis le jour où elle s’alluma pour la première fois dans la péninsule grecque. Je profite de cette évocation pour écrire ici que je ne puis concevoir de communauté où nos amis grecs ne soient pas à nos côtés. Sans la Grèce, berceau de notre culture et de notre démocratie, notre continent serait mutilé, renierait honteusement la part la plus précieuse et toujours vivante d’une histoire qui est celle de tous. Si l’Europe n’est qu’un rêve, alors il nous faut le rêver : c’est notre devoir et notre chance. Pareil à la servante, cette modeste ampoule toujours présente en scène et qui jamais ne s’y éteint, le théâtre a aussi pour mission de proclamer et d’incarner, envers et contre tout, de telles valeurs.

Et chaque soir – tel est du moins mon rêve – quand tombera l’obscurité sur les salles du TnBA, vous tous, chers spectateurs, prisonniers volontaires d’un même songe partagé, isolés parmi d’autres, embarqués sur cette île voyageuse, vous verrez luire plus nettement au terme du périple, dans les Lumières d’une autre lucidité, une petite part de l’éclat réel de notre monde.

Dominique Pitoiset, 28 mai 2012