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Atelier Lyrique 2005-2015

C’est en 2005 que l’Atelier Lyrique est créé, au sein de l’Opéra de Paris afin de donner un complément de formation à des jeunes artistes formés par les grandes écoles de musique internationales et de leur offrir, durant deux ou trois ans, un lieu de réflexion et de préparation, avant l’envol définitif. La mission première de l’Atelier Lyrique est donc de les mettre en situation professionnelle, de les responsabiliser en les confrontant à la réalité du métier : apprendre et comprendre un rôle, le faire sien, en maîtriser l’économie durant le temps de la représentation, comprendre ses partenaires, se défaire des habitudes et des clichés de jeux, acquérir une autonomie d’artiste. C’est ainsi qu’au cours de chaque saison des projets lyriques originaux ont vu le jour couvrant tout le répertoire, du baroque à la création contemporaine, au cours desquels ces jeunes artistes en résidence ont pu non seulement approfondir leurs connaissances musicales et techniques mais aussi acquérir une méthode de travail, réfléchir sur les enjeux dramaturgiques d’une oeuvre, chercher avec le metteur en scène et le chef d’orchestre les chemins parfois complexes de l’interprétation pour rendre la fable lisible et donner du sens. Ce livre est un hommage rendu à leur travail et à la programmation innovante et variée qui a rythmé la vie de l’Atelier Lyrique durant les dix dernières années. Richement illustré, il rend hommage à ces jeunes talents mais également à tous les partenaires de cette magnifique aventure collective qui rassemble musiciens, chefs de chant, chanteurs, metteur en scène et scénographe, équipes techniques, tous au service de l’interprétation d’une oeuvre. Un tel livre est un véritable ouvrage de référence pour tous les amateurs d’opéra et plus largement des arts de la scène.

 

Prendre le temps du sens
édito de Dominique Pitoiset

Bienvenue à l’opéra. A ma gauche, le texte ; à ma droite, la musique. Le combat peut commencer… Voilà comment cela se passait naguère, dans l’opéra de papa. Et dans ces conditions, en effet, cela ne pouvait finir qu’ainsi : par un combat. A ma gauche, le metteur en scène, brandissant le livret ; à ma droite, le chef d’orchestre, armé de la partition. Caricature plus ou moins crédible de duel, ou simulacre joué d’avance (quand le lyrique et le dramatique se disputent le gouvernail, c’est souvent le dramatique qui passe par-dessus bord : combien ai-je vu de spectateurs d’opéra fermer les yeux pour laisser leurs oreilles jouir en paix ?). Et qui n’appartient pas tout à fait au passé… Comment échapper à ce jeu de massacre – ou à cette paix des cimetières ?… L’Atelier Lyrique était l’une des réponses : pour en finir avec le passé, rien de tel que le travail avec les prochaines générations.

Au fait, le texte à gauche, pourquoi, me dira-t-on ? Je pourrais répondre que c’est de ce côté-là, dans le cerveau, que se logent les désormais fameuses aires de Broca et de Wernicke, dont les lésions se traduisent par différentes formes d’aphasie ; et que c’est en revanche du côté droit qu’il faut chercher les zones fonctionnelles spécialisées dans le traitement des informations musicales. C’est sans doute vrai, en première approximation. Mais il est tout aussi vrai que les divers pôles de l’expérience opératique, pour être d’abord distingués, n’en doivent pas moins cohabiter, voire échanger leurs positions, éprouvés-sentis-pensés ensemble au sein d’un seul et même organisme – cérébral, et vocal, et cardiaque, et corporel, ne faisant qu’un, chaque aspect se répercutant à travers tous les autres. La division du travail, la spécialisation, c’est utile un moment, mais le cerveau est un organe intégrateur, et la vie, comme l’expérience, comme l’art, ne se divise pas.

Avez-vous lu Le Cerveau de Mozart, de Bernard Lechevalier, qui est neurologue, pardon, neurologue et musicien ? C’est passionnant. Sa réflexion part de l’un des plus fameux exploits juvéniles du prodige de Salzbourg, qui à quatorze ans à peine ressortit de de la chapelle Sixtine pour transcrire aussitôt de mémoire, après l’avoir entendu une seule fois, le Miserere d’Allegri, dont la partition était tenue secrète depuis des décennies : quinze minutes d’un double choeur pour neuf voix ! Lechevalier nous entraîne alors dans une enquête sur ce qu’une telle performance implique. Lisez son texte extraordinaire. Pour ma part, j’en retiens ceci – ou je me l’imagine. D’abord, l’incroyable mémoire musicale de Mozart a dû être soutenue par le texte latin du psaume du Miserere, qu’il connaissait déjà – et donc, le sens tel qu’il s’explicitait dans les mots a pu faciliter l’absorption du flux mélodique et harmonique. Ensuite, la musique, pour un compositeur tel que lui, est d’emblée écriture – déjà un texte pourvu d’une structure et d’une syntaxe soutenant un style. Enfin, un texte, c’est toujours un espace, qu’on habite d’autant mieux qu’on le comprend – et Mozart, toujours lui, prenait comme on sait la « compréhension » au pied de la lettre, lui qui était capable de « voir » mentalement le paysage intérieur de toute une composition, la charpente intime de son labyrinthe, comme repliés et concentrés en une « formule » esthétique et logique, susceptible d’être saisie d’un seul tenant et gardée en mémoire en attendant d’être à nouveau déployée à partir de sa forme compacte, pareille à une âme assoupie qui, en revenant à la vie, se doterait elle-même d’un corps, sensible et sensitive à la fois.

S’il y a texte, sens et mémoire, c’est qu’il y a place pour une incorporation. Le tout est de faire de la place à cette place, de lui dégager l’espace où elle pourra s’inscrire : si la musique se fait corps, le corps aussi peut se faire musique. Et même, il le doit. Voyez le chef d’orchestre et sa « gestique », comme on dit aujourd’hui : il est musique des pieds à la tête, de tout son visage, de tous ses muscles – amorce motrice du corps collectif d’un organisme composé qui se prolonge et vibre jusqu’au fond de l’orchestre. Simplement, le texte que le chef incarne est d’abord musical, la musique que ses gestes interprètent et projettent est puisée à l’une des sources du sens. Mais il en est d’autres, les mots par exemple, et quelle qu’en soit leur langue d’origine. Eux aussi font jaillir des gestes, et ces gestes sont toujours ceux de corps humains, contemporains. C’est cela, pour moi, qui a fait de mon travail à l’Atelier Lyrique de l’Opéra National de Paris, sous la direction de Christian Schirm, une expérience artistique et pédagogique d’un intérêt exceptionnel. Car l’opéra, s’il veut vraiment être un art total, ne doit jamais oublier son rêve de théâtre musical. Le cerveau opératique doit être pourvu de ses deux hémisphères. Et leur ensemble doit s’accommoder d’un seul et même corps, celui de l’interprète qui doit apprendre à maîtriser et harmoniser deux plans gestuels, tirant pour ainsi dire de leur dialogue l’incarnation d’une seule voix : chanteur et acteur tout ensemble, d’un même mouvement.

Etre capable, dès lors, de jouer vraiment un rôle. Non pas faire semblant de l’assumer, non pas se contenter de poses stéréotypées, bref, ne pas se laisser piéger ni par un présent superficiel, ni par un passé figé, mais s’engager réellement, ce qui ne peut se faire que dans une recherche. Apprendre à déchirer le vieux catalogue du prêt-à-porter des attitudes et des costumes. Et pour cela il faut des compétences, des lieux et des moyens, afin de rouvrir les œuvres à leur avenir. Dans cet atelier on peut encore oser rêver à son Enée, à sa Didon, à sa Fiordiligi, à son Alfonso, déchiffrer le personnage, ses motifs, son parcours – s’impliquer, s’expliquer. Concevoir une dramaturgie, analyser le récit et ses enjeux, s’investir dans la problématique d’un authentique travail scénique sans jamais cesser de tendre l’oreille à la musique, en réalisant soudain qu’à fleur de texte, on l’entend autrement, on la bouge autrement. Mobiliser toutes ses ressources d’émotion et de réflexion en son corps et pour son temps – tout cela n’est pas qu’un simple supplément luxueux, un « plus » pour chanteurs ambitieux en cette époque de féroce compétition internationale. C’est tout bonnement une part fondamentale de leur art, du moins si cet art n’est pas uniquement affaire d’archéologie, ou de carrière, mais vise à être réellement vivant.

La mise en jeu du corps moderne ne peut se borner aux seules cordes vocales. Elle doit s’étendre à ce corps tout entier – cœur et cerveau compris, à gauche comme à droite. Un artiste interprète se doit d’imaginer et de penser – oui, penser, n’ayons pas peur du mot – s’il ne veut pas se contenter d’illustrer une histoire, voire de décorer la scène, et plutôt mal (il est vrai que les corps creux résonnent mieux, mais la plus belle potiche du monde ne peut donner que ce qu’elle a). Le corps en jeu doit être une expression, pas un lapsus. C’est à cela que j’ai eu la joie d’initier souvent les jeunes chanteurs et chanteuses de l’Atelier Lyrique, venus du monde entier participer à ces superbes laboratoires de recherche et de transmission. Pour les arracher aux facilités séductrices, réductrices, du vertige exclusivement sensuel qui menace toujours l’émotion opératique. Pour approfondir ce vertige en les ouvrant à cette mémoire totale et si j’ose dire à l’état naissant qui est celle du théâtre musical. En un mot, pour qu’ils puissent mieux rendre, en toute humilité, ce dont le génial Mozart était si bien pourvu : l’intelligence inspirée, incarnée, de l’espace, de l’action et du sens.

Dominique Pitoiset, 1er octobre 2015