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Alternatives théâtrales numéro 112

Dans une première partie, ce 112e numéro de la revue Alternatives théâtrales retrace le trajet artistique de Dominique Pitoiset au théâtre et à l’opéra en prenant appui sur des témoins privilégiés qui ont suivi son parcours en France et en Europe.
Textes et entretiens de Joël Aguet, Bernard Debroux, Daniel Loayza, Alexandre Péraud, Andrea Porcheddu, Christian Schirm, Maurice Taszman.
Un important dossier est consacré ensuite aux liens particuliers qui se tissent entre les théâtres et les écoles créées en leur sein.
On y retrouvera évoquées quelques grandes figures historiques qui ont privilégié cette option pédagogique en Europe depuis le début du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui : de Copeau à Michel Saint-Denis, de Stanislavski  à Bergman, de Barba à Grotowski, d’Antoine Vitez à Patrice Chéreau, de Strehler à Ronconi pour ne citer que quelques exemples célèbres.
Nous invitons le lecteur à découvrir certaines écoles qui, hier et aujourd’hui, ont été créées au cœur des théâtres : en France, celle, emblématique, du TNS de Strasbourg, celle de Chaillot à Paris, celle des Amandiers à Nanterre, et celles de Bordeaux, Lille et Rennes; à Moscou, l’école studio du théâtre d’Art ; en Italie, celles du Piccolo Teatro de Milan et du Teatro Stabile de Turin ; en Grèce, celle du Théâtre National du Nord.
Textes et entretiens de Victor Arditti, Georges Banu, Anne-Françoise Benhamou, Philippe Coutant, Maria Grazia Gregori, Kevin Jacquet, Daniel Loyaza, Yannic Mancel, Stanislas Nordey, Pauline Panassenko, Dominique Pitoiset, Stuart Seide, Jean-Pierre Vincent, Eloi Recoing et Luca Ronconi.
On trouvera dans la rubrique en marge en entretien de Nancy Delhalle avec Françoise Bloch metteur en scène et professeur  au conservatoire de Liège.

 

Un parcours artistique :  
entretien de Dominique Pitoiset avec Daniel Loayza

Travailler l’art dramatique, c’est aussi entrer en apprentissage. Hier 22 décembre, à Bordeaux, à la fin de notre atelier de travail sur Le Songe d’une nuit d’été, les élèves de l’école ont pris la mesure d’un processus qui s’est enclenché chez eux. Ils sentent désormais qu’ils se mettent à acquérir et à mettre en place des outils d’autonomie. Ils en ont fini avec une certaine idée toute française du talent, du « génie » de l’acteur romantique, irradiant de l’affect et de la fascination aussi naturellement qu’une étoile émet des rayons. De même que d’autres jeunes gens de leur âge doivent pétrir la pâte, vérifier sa qualité, l’enfourner, surveiller la cuisson, de même ils doivent passer d’une lecture passive à une lecture active, maîtriser la définition d’objectifs, apporter des propositions – et aussi parfaire leur relation à la langue, à la physique de la langue, à ses modes d’articulation et de projection. Il n’est pas étonnant que cette prise de conscience ait eu lieu à l’occasion d’un atelier autour de Shakespeare. Il est un formidable point de départ, un carrefour, le lieu de la grande synthèse… Les élèves ont éprouvé concrètement ce que j’appelle parfois l’entomologie du jeu, la variation des rapports d’échelle : parfois l’acteur est plus petit, voire aussi minuscule qu’un insecte, et parfois il grossit, il enfle, il devient une bête, un ours, un colosse… Shakespeare apprend à parler droit, à tenir le fil d’une syntaxe tantôt périodique, tantôt syncopée, et à marcher sur ce fil, à puiser la force d’avancer, de trouver son élan dans cet équilibre. Il leur a fait comprendre combien le théâtre, qui est l’art du manifeste, de la manifestation, est par là même un art politique, parce que ce qu’il manifeste, justement, ce n’est pas de la pensée abstraite, mais du désir, et du désir contrarié, donc du conflit. Le théâtre est le lieu où l’humain est à la fois matériau et processus, démiurge et spectateur d’une expérience qui n’est autre que lui-même. Shakespeare est la voie royale vers une telle exploration. C’est par lui, sous son égide en quelque sorte, que j’ai accompli ce que j’appelle ma « renaissance italienne », en mettant en scène Peines d’amour perdues pour le Teatro Stabile di Torino et une première version de La Tempête pour le Teatro Due dans le cadre magnifique du Teatro Farnese, à Parme.

Quand je suis arrivé à Bordeaux, je disposais d’une réserve, d’un répertoire. J’ai pu réinventer cette Tempête, reprendre mon Tartuffe suisse, présenter aussi La Peau de chagrin, un fragment d’un cycle entamé à Turin. Avec La Tempête, en particulier, je pouvais m’assurer une certaine continuité de recherche et de travail. C’est une pièce qui me donnait l’occasion d’aborder le problème de l’exil, mais aussi celui de l’usurpation ou de la légitimité. Et, comme toujours chez Shakespeare, il y avait la dimension du jeu. Du jeu qui permet de régler ses comptes sur une île plus ou moins métaphorique… La Tempête était une bonne manière, pour le provincial que j’étais, de poursuivre le travail engagé dans Le Misanthrope : après les vicissitudes de la cour, le renvoi au désert, l’île, en quelque sorte… Le choix des pièces à monter ne se fait évidemment pas en vue de pratiquer une auto-analyse ou une thérapie, mais qu’on le veuille ou non, nous travaillons à partir de ce qui nous compose et de ce qui nous arrive. Jouer Prospero façon Fin de partie, c’était jubilatoire. A Bordeaux, ville-port, à la fois ouverte et fermée sur l’ailleurs, il m’est venu l’idée de peupler l’île de l’altérité des langues, comme pour redoubler celle des êtres. A l’italien originel se sont ajoutés l’allemand, puis le français, puis l’arabe de notre Ariel lilliputienne. C’était sans doute aussi une façon d’élargir les perspectives de cette nouvelle Tempête en chambre, très différente de la version du Farnèse, avec Paolo Bonnacelli, monstrueux Prospero et Nadia Fabrizio, superbe Ariel. Là-bas, à Parme, le texte résonnait dans un lieu immense, sublime, sur des tonnes de sable répandues sur des centaines de mètres carrés… A Bordeaux, le monde qui s’était déployé à Parme s’est comme replié, rentrant pour ainsi dire dans sa coquille, dans sa boîte crânienne, dans l’espace mental de Prospero. Le théâtre devenait une expérience intérieure… Il me fallait peut-être cette sorte de repli réflexif avant de repartir dans d’autres directions. Puis les pages se sont tournées, l’envie m’est venue de tenter d’autres aventures – je pense notamment au diptyque américain, à quelques opéras, à plusieurs petites formes qui ont été marquantes pour moi : une incursion, par exemple, du côté du théâtre pour jeunes spectateurs, Albert et la bombe, un spectacle pédagogique et ludique sur la relativité d’Einstein, des expériences en matière de théâtre d’objets… A chaque fois, j’ai voulu essayer d’adjoindre une forme dite mineure – marionnettes, théâtre d’ombres, etc. – au grand format. La dernière tentative en la matière m’a emmené jusqu’au Vietnam, pour découvrir les fameuses marionnettes sur l’eau.

L’eau est un élément magique. Elle ouvre à la rêverie autour des changements d’échelle. Au plateau, le plan d’eau peut être aussi bien une flaque qu’un océan. Au théâtre, rien ne se joue tout à fait à l’échelle 1 : 1. Il y a toujours un excès ou un défaut. Soit on se concentre sur le modèle réduit, soit on se laisse emporter dans l’épique, l’exagération fabuleuse. Mais toujours dans la boîte théâtrale, dans une camera oscura qui est aussi et avant tout pour moi un vivarium. Je crois que cela me vient de Spinoza. Sa lecture m’a profondément marqué à l’époque où je découvrais le théâtre. Pour payer mes études d’arts plastiques, je travaillais comme gardien de musée. Pendant les heures creuses, j’essayais de lire des auteurs auxquels je ne comprenais pas toujours grand-chose : les surréalistes, mais aussi Spinoza. Et dans une note, j’ai lu qu’il aimait attraper des araignées pour les mettre sur une assiette au milieu d’un baquet d’eau froide et les regarder s’entredévorer. Cette scène, telle que je m’en souviens, marque pour moi une nouvelle naissance au théâtre. Et le fameux « regard à mi-pente » dont on parle parfois dans nos métiers, je l’ai compris en ce sens. « Ne pas railler, ne pas pleurer, ne pas haïr, mais comprendre », dit encore Spinoza. Le théâtre serait donc une entomologie. De quoi sommes-nous faits, et quels sont les fils plus ou moins invisibles qui nous animent ? L’île de La Tempête, c’est un peu comme l’assiette posée par le philosophe dans le baquet d’eau froide : très vite, les insectes privés d’issue se retournent les uns contre les autres… D’ailleurs, il ne faut pas s’arrêter à ce qui nous compose. Notre être n’est pas fini, ou mal fini, nous sommes incomplets, imparfaits, porteurs de manque, et le théâtre nous montre cela, notre impossibilité à nous dégager tout à fait de la contrainte ou de la fatalité tragique qui nous constitue. Moi-même, je viens d’une famille modeste et d’un quartier pauvre. Ma vie est faite de dégagements, pour m’engager ailleurs. Mais on reste toujours aux abords de ce qui nous fonde. Je porte encore en moi ce jeune homme de province qui avait soif d’émancipation, un athée convaincu ébloui par ses lectures qui lui ont donné envie de s’élever sur les pentes du théâtre…

L’entomologie, c’est aussi une affaire de boîte, de spécimens épinglés sous verre, en séries encyclopédiques. Il y avait de cela dans ma Tempête bordelaise. Dans la version parmesane, les spectateurs traversaient d’abord le musée personnel de Prospero – en fait le musée Bottego, l’ancien musée des Colonies, fermé à l’époque. Le conservateur m’avait accordé le privilège d’une visite que j’ai ensuite mise en scène comme un avant-spectacle déambulatoire débouchant sur l’île du magicien exilé. Je me souviens encore, au début de mes études d’arts plastiques, dans le muséum de Dijon, des poissons baignant verticalement dans les bocaux de formol, des collections d’histoire naturelle… En même temps, je lisais les surréalistes et je me disais que nous aussi, nous sommes des spécimens étiquetés en attente d’examens. Le dimanche matin, avec la vieille caissière, nous allions nourrir les serpents. Je leur jetais en pâture des petites souris blanches vivantes… Spinoza n’était jamais très loin. C’est lui qui m’a donné envie d’être assistant de Jourdheuil et Peyret, sur un seul projet : leur Vermeer et Spinoza, très important pour moi. C’était dans les années 80. Le texte était de Gilles Aillaud, une présence déterminante – grand peintre, et lui aussi grand observateur d’animaux. Nicky Rieti, qui avait fait la scénographie, m’a montré comment tracer un fragment d’esquisse sur une toile réduite au carré, car je faisais aussi de la figuration dans le spectacle. Je fus pour quelques instants Vermeer…

La scène est un lieu de corps empêchés, de désirs entravés – toujours Philoctète traînant sa jambe purulente et sa langue engourdie par trop de silence, et qui soudain se retrouve face à qui parler, contraint de trouver les mots pour essayer de créer ce lien avec l’autre qui lui permettra de quitter son île… Les neurologues nous apprennent que notre cerveau possède des réseaux de cellules miroir, qui produisent spontanément, sans intervention consciente, des répliques internes des états que nous percevons chez nos semblables. Le théâtre fonctionne un peu comme un tel miroir intime, où l’on se construit devant l’autre pour le mimer, le répliquer, être avec lui en étant d’abord « comme » lui. Je persiste à croire que l’individu se fonde ainsi, et que nous en avons plus besoin que jamais en un temps et dans une société où l’individu est toujours plus brutalement ballotté par le discours économique dominant. Je maintiens qu’il y a du non quantifiable, et qu’il nous faut des disciplines qui nous permettent de cheminer avec l’être. Le théâtre est un laboratoire, il est le lieu d’une expérience, mais c’est une expérience du vivant, qui est tout sauf rationnelle. La compréhension qu’il permet d’exercer n’est pas intellectuelle. Le théâtre passe par l’exercice de l’autre. Les araignées de Spinoza s’entredévorent, mais l’homme n’est pas une araignée. Les déterminismes sont autres. La nature humaine, ses désirs, ses puissances, ses pulsions, sont d’un autre ordre, et dans la boîte entomologique, c’est plutôt du non-naturel qui se donne à observer. Oui, les vertus et surtout les vices. Au théâtre, le complot, les vices humains, la manipulation, se dévoilent dans une autre dimension, qui du même coup nous est découverte. On est dans un espace qui est un réel plus que réel, autre sans l’être, une sorte de dangereux supplément, un espace-temps qui communique avec celui du public et pourtant s’en distingue. L’acteur met à distance, dénonce et en même temps interpelle la réalité de son auditoire – commentant, promettant, et cette promesse est toujours la promesse du pire. Dans cette coulisse du monde, on aurait pu se croire à l’abri, et voilà qu’on vient nous y débusquer. Ce qu’on prenait pour une distraction se retourne et devient concentration, réflexion… Dans le théâtre, s’il est artistique, vient toujours un moment où l’acteur nous demande d’une voix muette si nous saurons changer, si nous saurons réagir pour repasser la porte différents et peut-être meilleurs. Telle est mon expérience laïque d’un théâtre politique.

Dans cette histoire d’araignées, je m’aperçois à l’instant que ce qui m’intéresse, c’est à la fois la cruauté apparente de leur lutte à mort sur leur assiette, et en même temps la sérénité du regard qui les surplombe et organise leur combat. Cruauté apparente, Spinoza le savait bien : les araignées ne font que se conformer à leur nature. Et les hommes à la leur. Il faut ajuster son regard à un tel objet qui est nous-mêmes, sans faux-fuyant. Au théâtre, point de fuite ! Essayer de se faire démiurge réflexif et aussi spectateur voyeur… Depuis ses origines grecques, le théâtre a partie liée avec une certaine qualité de regard en surplomb, lié à un espace presque abstrait dans lequel disposer, mettre en relation ou en perspective, jauger, mesurer. Le théâtre est d’emblée un dispositif où l’on peut voir sans être vu, mais où l’on peut venir nous débusquer, nous provoquer… La machine étanche, chez les Grecs, c’est plutôt la tragédie – on ne transgresse jamais le quatrième mur – et la machine poreuse, détraquée, c’est plutôt la comédie d’Aristophane, où les spectateurs ne cessent d’être interpellés. Ces deux pôles, on les retrouve évidemment chez Shakespeare. Chez lui, l’acteur doit constamment avoir conscience de ce qu’il produit et de ce qui se produit. Certains personnages ferment, d’autres ouvrent – et ces derniers, généralement, pour proclamer leur haine à l’égard des conventions du public, ou au moins pour manifester leur différence et leur résistance : voyez Timon d’Athènes, ou Iago qui croit allumer un pétard et provoque une explosion atomique… Ou alors, Iago n’est-il pas lui-même la mèche dont Othello est la bombe ? Car Othello est une pièce sur le doute, pas sur la jalousie – son héros est un mercenaire noir sans papiers, nécessaire à la république qu’il sert mais sans pouvoir accéder à la citoyenneté – la cause pour laquelle il lutte ne sera jamais la sienne… Qui peut-il donc être ? Le ver est déjà dans le fruit. Iago n’est que le virus, Othello est la maladie… Shakespeare, qui ouvre la modernité, est le premier grand explorateur du doute : Hamlet doute du spectre, Léontès de sa femme, Lear de sa fille, et tous au fond doutent d’eux-mêmes…

Avant la mise en scène, la mise en doute. Je parlais d’usurpation. Plus généralement, qu’est-ce que c’est que de se sentir à la place d’un autre, ou de savoir un autre à sa propre place ? Et que produit ce vacillement, cet être-ou-ne-pas-être ce que l’on est ? Cette interrogation sur le doute identitaire, je la porte depuis longtemps – dès avant mon Misanthrope, où Alceste aussi avait besoin déjà de Célimène pour être confirmé dans ce qu’il est par le regard de celle qu’il aime. Mais depuis, quel chemin parcouru ! J’y pensais en relisant le Songe. J’ai été frappé par ses liens avec La Tempête, qui est la pièce qui m’a le plus comblé. Dans l’une comme dans l’autre, il y a une problématique faustienne de la manipulation. Les interventions d’Obéron et de Puck sur les corps endormis, notamment celui de Titania, sont stupéfiantes. On pourrait sans doute déchiffrer la dramaturgie du Songe en suivant le fil du doute identitaire : qui suis-je, si l’objet de mon désir est à ce point instable, à la merci d’une intervention surnaturelle, irrationnelle, et ainsi de suite – soit. Mais moi, j’ai éprouvé qu’il s’agissait aussi d’une pièce sur l’abus. Les hommes y abusent les femmes et ils abusent d’elles, dans tous les sens du terme, à un point qui rend cette pièce scandaleuse. La réputation du Songe est bâtie sur l’idée d’une aimable féerie, mais à y regarder de plus près, quelle charge de scandale ! Dès les premiers mots, on apprend que le Grec Thésée a fait la guerre à l’Amazone Hippolyta seulement pour la contraindre : la fête nuptiale a lieu dans le camp des vainqueurs… Dans mon esprit, cette question de l’abus l’emporte à présent sur celles que posent la légitimité ou l’usurpation. Apparemment, je suis donc passé d’une interrogation sur ce dont je pouvais moi-même être l’objet, à une position plus offensive – maintenant, je m’intéresse à ce que je peux mettre à distance et traiter. La question a changé de nature, elle est moins imprégnée d’affect. Alceste ne peut rien mettre à distance, Timon non plus, Othello encore moins. Les systèmes d’identification qu’ils proposent sont catastrophiques. Dans le Songe, on ne s’identifie à personne, et mon empathie, sans aucun doute, va aux femmes… C’est une magnifique pièce féministe. Les hommes y sont de redoutables crapules, mais qui sont elles-mêmes manipulées par une puissance machiavélique qui a pour visée la contrainte, la soumission, au plus intime, jusqu’au viol. Dans les années que nous traversons, qui engendrent un théâtre plus réactif, plus cru, plus inscrit dans la déchirure et l’indécence de corps fracassés, égarés, mis à mal, cette pièce fait scandale en touchant juste : on y voit les êtres dévalorisés, dégradés, au moment où ils sont le plus vulnérables – dans leur sommeil. Ils sont drogués, violés, pollués, shootés, contaminés… Et ils ne le sauront peut-être jamais. J’ai été fasciné par cette pièce, que décidément je ne connaissais pas. Et cette façon de passer d’un lieu et d’un temps à l’autre, de la ville à la forêt nocturne, de l’antiquité mythique au présent élisabéthain… Le Songe est une pièce décidément contemporaine des années que nous traversons.

La cruauté des araignées n’est qu’un effet apparent de leur nature sur certaines âmes délicates. Le regard voudrait se détourner, au lieu de contempler bien en face. C’est ainsi à la rigueur que je voudrais comprendre le théâtre de la cruauté – ce qui blesse est en fait une marque d’intensité, l’indication qu’il y a là quelque chose à quoi nous répondons, à quoi nous sommes sensibles, et qu’il faut donc interroger. Aujourd’hui, nous avons vu le théâtre cru, gore, trash… mais peut-être qu’il n’est justement pas si cruel que cela.  Botho Strauss avait ouvert une polémique, il y a quelques années : selon lui, le porno avait tué l’érotique, et il le déplorait. Il n’y a pas à être nostalgique des années Strehler, Chéreau, Grüber, des dramaturgies si raffinées de ce temps-là. Grüber était certes un génie : sa dramaturgie de la révélation, de l’accompagnement du sensible, était la marque incomparable d’un très grand artiste. Je me souviens d’un graffiti sur un mur de Weimar : « Goethe est mort, Schiller est mort, et moi je ne me sens pas très bien ». Une partie de la génération nouvelle ne pouvait que rechercher sa rupture fondatrice du côté du trash, du brutalisme, du in yer face, et avec les années Thatcher, cette problématique-là ne pouvait que nous rattraper. En ces jours d’ultralibéralisme mondialisé et de triple A, cela ne devrait pas s’arranger. Qu’en est-il alors de l’humain, de l’éducation de l’art, de la communauté, de l’être ensemble, de l’échange, en ce coin du monde où nous vivons ? Nous sommes au plus mal… Je me rappelle le premier échange de Timon : « Comment va le monde, monsieur ? – Il s’use, monsieur, à mesure qu’il grandit »… Notre monde à nous ne grandit plus – il est désormais fini. Mais à défaut de grandir, il enfle, et c’est bien pire. Nous y sommes : en pleine usure d’un monde plein d’usuriers et d’abus de toutes sortes, à tous les étages… On se noie dans un déluge de cynisme. Qu’y faire ? Sinon se battre dans une guerre sans fin et sans relâche en attendant que l’orage passe, au moins tenir les murs de la bâtisse si le plafond s’écroule. Mais si le théâtre est une arche, je ne suis pas sûr qu’elle flottera longtemps. Il se peut qu’il n’en reste bientôt plus grand-chose. Il faut malgré tout résister. Aujourd’hui, j’ai un rapport plus réfléchi à l’institution. Je défends des valeurs « à l’ancienne », une certaine déontologie… Enfin, j’aime le croire. Je ne suis pas un bernard-l’hermite qui fait son logis d’une coquille vide : j’aime construire en m’inscrivant dans une histoire qui a sa mémoire. Mais c’est très difficile, et cela peut être dévastateur pour qui s’y engage vraiment. Il faut des artistes qui croient au théâtre public et qui en entretiennent la raison. Qu’est-ce que je peux transmettre à des élèves acteurs, scénographes, assistants, apprentis passionnés de théâtre ? Une certaine maîtrise des formes et des outils, soit – mais en un temps d’éclatement, sans filiations, sans grands modèles, sans appartenances, quand toutes les traditions se mettent à flotter, quand « le temps est hors de ses gonds », c’est un travail énorme, qui ne peut être accompli que un certain esprit et au nom de certaines convictions. Le théâtre public, c’est aussi une affaire de continuité. Donc de mémoire. Et pour cela, en la matière, on n’est jamais assez érudit.

Mes « années Bordeaux » sont comme Carthage pour Didon : un chantier. Mon prédécesseur a construit un outil. A mon équipe et à moi, est revenue la charge de fonder un théâtre. Nous nous y sommes employés dès mon arrivée en 2004. Bordeaux est la ville-centre d’une des grosses agglomérations de notre pays. Cette ville est quasiment blottie sur une presqu’île. C’est l’impression qu’elle donne, quand vous y accédez par la terre. Passez le pont de pierre et découvrez le décor XVIIIème somptueux, comme un rideau de façades derrière lequel on pénètre… Ce décor urbain annonce la couleur, suggère une logique de cour, de cercles, de négoces… Ici, vous êtes au bord de la France. Il y règne comme une forme de saudade. Ce n’est pas Le Désert des Tartares de Buzzati, non ! Mais il se joue dans la forteresse, à la limite, une sorte de suspension… A Bordeaux, j’ai pris six mois pour observer, écouter, réfléchir, avant de définir une programmation intégrant des paramètres bordelais, aquitains, nationaux. En termes de développement des publics, il se trouve que le cocktail a plu. Mais sa mise au point était délicate. A part l’Opéra et le CAPC, Bordeaux n’avait guère d’histoire institutionnelle, on n’y constatait pas de pérennisation d’institutions culturelles. La ville était comme traumatisée par l’événementiel et le troc, comme si l’esprit marchand du port, le sens du commerce ou du deal, imprégnaient le rapport au culturel. L’enjeu a donc tout de suite consisté à affirmer une ligne de production. Pour cela, j’ai voulu conserver une colonne vertébrale purement théâtrale. Affirmer une identité. Il fallait aussi travailler à la diffusion de nos propres productions. Jusque-là, le TnBA ne tournait pas. Et inviter de nouveaux artistes et de nouvelles pratiques – la danse, le nouveau cirque, etc. Pour y parvenir, il fallait proposer à des partenaires culturels de la communauté urbaine de partager avec nous les coûts de ces accueils… Nous avons agi tous azimuts, et vite, pour atteindre une certaine masse critique, la consistance d’un lieu qui ne soit pas que de passage. D’où aussi le compagnonnage artistique, nécessaire pour construire le projet sur plusieurs saisons et lui imprimer une identité. J’ai pu compter sur un noyau dur de collaborateurs. Kattrin Michel, scénographe, ma muse berlinoise de la scénographie – elle a un coup de crayon que je lui envierai toujours. Christophe, mon frère, aux lumières, qui me comprend à demi-mot. Et surtout Nadia Fabrizio, une inspiratrice et une interprète d’une variété et d’une solidité comme il y en a peu, capable par exemple de passer d’Ariel à Martha – je ne connais pas beaucoup de comédiennes capables de ces tours de force. Ces trois-là sont le tout premier cercle d’un commando qui m’a aidé à résoudre des équations très complexes. S’il ne compte pas plus de membres, c’est que nous n’en avons pas les moyens. Les subventions n’ont pas été revues depuis 2007. A Bordeaux, la diminution des ressources, peu à peu grignotées par l’inflation, la hausse de coûts de production, les progressions de carrière, etc., n’a été compensée que par la hausse de la fréquentation. Et cela alors que nous sommes passés d’une douzaine de spectacles à plus de trente, sur trois salles. Ajoutez l’école, l’espace cirque… Le projet du TnBA, d’un certain point de vue, est une réussite, mais aussi un très mauvais exemple, car il montre qu’on peut réussir avec des moyens insuffisants. Mais à quel prix ? Les équipes sont motivées, passionnées, mais on ne peut pas constamment soutenir un tel rythme. Et je trouve toujours que nous ne produisons pas assez. Il faudrait plus d’artistes en répétition dans nos locaux. C’est un vrai problème politique de fond. Du moins pour qui veut défendre l’existence de pôles de création et de production en province. Sinon, nos CDN ne seront que de grosses scènes nationales de diffusion, masquées. Et chacun se bornera à accueillir ce qu’il faut montrer, histoire d’exister dans le réseau de reconnaissance du milieu.

Une vingtaine de permanents : voilà toute notre équipe à Bordeaux. Une maison de taille comparable en emploie souvent le double. Ce sont essentiellement des cadres, parce qu’ils n’ont pas d’astreinte horaire… Le commando n’est pas seulement artistique, il est dans tous les services, à l’administration, à la communication, à la technique. Ces gens-là sont tout sauf des fonctionnaires de la culture. Sans leur passion, rien ne serait possible. Je leur rends hommage. Ils font tourner ce théâtre, ils l’habitent de leur enthousiasme. Et leur rôle est d’autant plus crucial que la période est critique. Accroître la productivité, c’est très bien, mais on dirait qu’on joue la productivité contre la production. La mutualisation des ressources a elle aussi ses limites, ou les économies d’échelles, ou que sais-je… Il arrive un moment où la rationalité économique se heurte à un mur, et où il n’y a rien d’autre à faire que d’accroître les moyens. Mais il me semble que la plupart des personnes qui croient avoir un avis d’expert sur la question ne voient pas plus loin que le bout de leur nez – comme si faire de l’économie, ce n’était que faire des économies… Il y a des gens qui font carrière sur cette confusion-là, à nos dépens. Et je crains qu’ils ne se réveillent trop tard, s’ils se réveillent, quand la logique anglo-saxonne aura achevé de décimer le théâtre français. Quand, je le répète, de grandes agences réguleront le marché de la diffusion, et tant pis pour la diversité de l’offre. Les uns auront droit à leur part de la vitrine parisienne, les autres végéteront ou crèveront. Ce sera la mise à mort du réseau, du terreau où je suis né. Ceux qui survivront se feront payer d’autant plus cher. Les coûts de diffusion grimperont en conséquence, juste retour des choses mal anticipées, peut-être… Voilà pourquoi je me sens parfois d’un autre temps, d’un autre monde. Préserver et développer la richesse de notre terroir théâtral, cela réclamerait plus de moyens. Or il y en a de moins en moins.

Entre petites et grandes formes, classiques et contemporains, cohérence et diversité, équilibres de programmation et recherches personnelles, la navigation est souvent complexe. De ce point de vue, l’une de nos réussites a été le diptyque américain : Qui a peur de Virginia Woolf ?, d’Albee, suivi de Mort d’un commis voyageur, de Miller. Je pensais bien que ces pièces-là pourraient trouver leur public dans une ville comme Bordeaux, qui a des liens séculaires avec le monde anglo-saxon. La pièce d’Albee visait plutôt le versant universitaire, intellectuel de la ville ; l’intermittence du Commis, son versant commercial. Il me semblait donc que les œuvres répondraient bien au profil social et sociologique de notre théâtre, qu’elles toucheraient immédiatement des réalités politiques proches de nos publics. De fait, on a battu tous les records de fréquentation. En plus, des personnages comme George ou Willy Loman correspondaient à mes propres désirs d’acteur – après tout, c’est comme acteur que j’ai intégré le TNS, et non comme scénographe ou dramaturge. J’avais envie de porter moi-même les problématiques de ces pièces. Il y avait là aussi, c’est vrai, un défi – mais, et c’est bien le cas de le dire : je n’ai plus peur du loup. Au fil du temps, j’ai tellement accompagné de comédiens, de jeunes en formation, j’ai tellement désamorcé, j’ai désinhibé tant de craintes qu’après vingt ans de mise en pratique avec d’autres, je me suis accordé à mon tour quelques plaisirs d’affirmation.

Je me bats là où je suis, et pour le moment c’est ici, à Bordeaux. Je crois toujours à la pertinence du réseau des Centres Dramatiques en France, à l’implantation dans les territoires. Je m’obstine. Et je ne voudrais pas qu’il y ait de malentendu sur les raisons qui font que cela marche. Pour dialoguer avec une ville, pour la nourrir, il faut la déborder, du dehors et du dedans. Il faut être quelque chose comme un théâtre international de quartier ! J’exagère à peine. Bien sûr, la dimension régionale est très importante. Nous devons alimenter la programmation du réseau aquitain, et au-delà. Nous avons noué des complicités avec beaucoup de lieux et de personnes. C’est essentiel pour construire la diffusion, faire vivre les spectacles. D’autant plus que Bordeaux se vit comme une capitale, un duché, tournant le dos à Paris pour se concentrer sur son face-à-face orgueilleux avec la mer, avec en ligne de mire, au loin, le Nouveau monde… J’aimerais y réaliser un projet autour des Lumières, relues depuis Bordeaux, à partir de Montesquieu, du port, de l’appel du voyage, de la question de l’esclavage… Dans une ville aussi marquée par le XVIIIème siècle, les prochaines années ne vont pas laisser indifférent : cette année, nous célébrons le tricentenaire de Rousseau, et celui de Diderot en 2013. En attendant le 450ème anniversaire de la naissance de Shakespeare en 2014…

Mes scénographies sont souvent des espaces de travail, d’atelier, de mise en œuvre. Des laboratoires, lieux de labeur et d’étude. Mon Cyrano à Hambourg se jouait tout entier dans les cuisines d’un grand restaurant. Cela vient de mes années brechtiennes. Après tout, une compagnie théâtrale, c’est comme une bonne brigade en cuisine. Ce qui fait œuvre n’est pas le fruit d’indivualités sans liens entre elles. La première tâche consiste toujours à fédérer une équipe autour d’un projet, et d’un projet manifeste, en ouvrant des questions. Puis de définir un espace. De mes années « architecture », j’ai retenu l’importance de la juste définition d’un cahier des charges, outil indispensable à la bonne élaboration d’une scénographie. Encore une affaire de lecture ! De mes années « arts plastiques », je retiens ma fascination pour l’optique, pour la boîte-vivarium, où notre champ de vision, dans un rectangle de proportions 1 : 2, est appelé s’exercer à plein, et à produire lui-même les gros plans. Je suis rarement sorti de ce rapport d’échelle : il correspond à ce que peut embrasser un regard panoramique. Les photos de spectacle que j’aime, ce sont les plans larges, qui englobent la scénographie et les êtres qui la peuplent comme des poupées ou des fourmis à l’intérieur, comme dans certaines photos de Gregory Crewdson. Chaque scène est un tableau. Par contre, je n’aime pas regarder mes spectacles en vidéo. Je les passe seulement à toute vitesse, en les accélérant d’un facteur 8x au moins, pour voir comment le lieu fonctionne ou non, et de même que les escargots laissent des traces brillantes de leur passage, je vois ce que les sillages des mouvements déposent dans la mémoire des spectateurs, et si le plateau est équilibré. J’ai eu un prof de composition, très vieux style, qui s’appelait M. Souchon. Jeune homme, avec mes cheveux au henné, j’arrivais dans son atelier, où il avait disposé une table couverte d’une nappe blanche, avec un rapport 1 : 2, naturellement, et quelques objets, des fruits, un compotier ; il disait « Nature morte ! » et l’exercice consistait à en composer une. Ce qui nous semblait amusant et un peu ridicule s’est avéré extrêmement complexe : lignes, volumes, couleurs, nombre d’or, il introduisait toujours plus de paramètres… J’ai appris la spatialisation et la composition avec ce monsieur. Et puis, comme disait Vitez, il y a des lignes qui sont fréquentables et d’autres qui cassent l’espace. Par exemple, il est très difficile de partir du lointain cour pour rejoindre la face jardin. Ce sont des expériences du vivant, mais qui procèdent de la composition. C’est pourquoi je répète tout le temps aux élèves : « Travaillez les points de focalisation du jeu, tout metteur en scène travaille avec un certain nombre de ces points, repérez-les » – les endroits qui rassemblent, qui concentrent, qui fournissent des appuis. Il peut y en avoir un seul ou beaucoup. A l’opéra, jamais un chanteur n’est aussi bon que quand on multiplie ses appuis, et qu’il n’y pense plus. Plus il en a, mieux cela vaut : ce peut être une table et des chaises, un bar, une caravane, une barque, des choses plus abstraites, mais il faut des points de fixation et savoir écrire et sculpter l’air qui les sépare. J’ai vu il y a quelques jours à l’Odéon la mise en scène du Tramway de Warlikowski. De ce point de vue, c’est relativement simple : deux points de fixation, un de part et d’autre de l’avant-scène, plus un troisième point mobile à l’arrière-plan. Une scénographie très astucieuse. Ca joue surtout devant, très peu d’actions physiques se produisent hors de ces points. L’autre jour, je faisais remarquer à Thomas Ostermeier qu’il travaillait presque toujours avec deux points, alors que d’autres les démultiplient jusqu’au vertige. Ca m’intéresse, parce que dans l’histoire des formes et de l’esthétique, plus ces points sont rares plus l’esthétique est tendue. Inversement, plus il y en a et plus il y a éclatement, bien sûr, mais surtout, le type de jeu et de narration changent. Castorf, par exemple, éclate, explose. Il fait répéter non des moments, des instants, mais des espèces de tubes d’espace-temps qui vont d’un point à l’autre : d’un pôle chaud-élevé à un pôle bas-glacé en un temps donné. Lui-même explore physiquement ces chemins qu’il fait frayer depuis la table en suscitant le chaos, en ouvrant des tunnels où les acteurs creusent, fouissent… Du coup, la construction du personnage est comme laissée en chemin, la silhouette peut superposer plusieurs esquisses… Dans Mort d’un commis voyageur, il n’y a qu’un seul point de focalisation – non pas le nez au milieu du visage, mais la voiture au milieu du paysage… Le résultat, c’est un spectacle tendu, pas facile à accoucher, et difficile à sortir chaque soir. La tension peut aller jusqu’à l’exclusion hors du jeu, hors du ring… Le point unique provoque souvent un combat pour l’espace, une lutte à mort. Toujours les araignées sur leur assiette… Mais cet espace-là, c’est plutôt, évidemment, celui de Qui a peur de Virginia Woolf ? J’ai souvent pris le risque du point unique. Dans le Commis, l’espace est pur, vide, nettoyé, clinique et onirique. Un tableau mort-vivant… Il pourrait sembler naturaliste, réaliste, mais certains détails viennent troubler cette première impression : la perfection du gazon en plastique, la netteté de l’épave automobile, trop belle pour être vraie, comme une maquette ou un spécimen parfait, naturalisé – oui, c’est le bon mot ! – un morceau de paysage dans un muséum, avec les couches géologiques bien visibles sur la tranche… Cette histoire de points de focalisation de jeu m’intéresse et pourtant je n’en avais jamais parlé auparavant. La Tempête du Farnèse, sur 90 mètres de long, avait de ce point de vue la même structure que la version de Bordeaux. Comme dit encore Vitez, quand l’acteur est juste, faire un mètre ou en faire dix, c’est pareil. A Bordeaux, La Tempête de chambre était mentale, mais les points de jeu étaient les mêmes qu’au Farnèse.

Avec le temps, j’ai de plus en plus revendiqué l’espace vide. Le livre de Brook m’a marqué, comme toute ma génération, mais c’est surtout son chapitre sur le théâtre immédiat qui m’a intéressé. Ce que j’ai essayé de définir, dans mes années post-brechtiennes, c’est l’espace du théâtre immédiat, du théâtre-atelier, où advient ce qui est en train de se faire. Dans notre labo théâtral, tout commence par une enquête rétroactive. Au théâtre, le texte est comme le compte-rendu, noté par un greffier ou un souffleur, de ce qui a été dit à un certain moment de l’histoire du monde, dans un lieu et un contexte donnés, par des êtres dont les corps, les motivations, les intentions, ont été oubliés. Le texte est comme une trace fossile. Tout le travail du théâtre consiste à enquêter sur des possibles, à établir des hypothèses. Avant même de les réveiller, des les interpréter, il faut longuement les interroger. En tout cas, c’est ainsi que je procède. En m’inspirant de l’exemple de Cuvier, qui reconstituait tout un squelette à partir d’un seul os. Encore les sciences naturelles ! Paléontologue, c’est un costume indispensable. Ou naturaliste, comme Büchner écrivant Woyzeck par cahiers multiples, pour retranscrire la trace plurielle, possible, de ce qui a été, même de manière fictive. Shakespeare n’est que le nom générique d’un certain nombre d’histoires et de présences humaines illusoires peut-être, mais si réelles, grâce au temps qui en a imprimé les traces… Je n’ai jamais mis en scène Hamlet, grand enquêteur rétroactif s’il en est. J’ai failli, mais cela a déjà été fait, et très bien. Un bon Hamlet en Italie m’a coupé l’herbe sous le pied à quelques jours près. Mais Œdipe, si, je l’ai travaillé, en pensant beaucoup à Hamlet. C’est l’endroit même de notre travail : les acteurs ne se mettent à énoncer que pour comprendre. C’est Jouvet, je crois, qui disait « comprendre, c’est commencer par dire ». C’est la grande école française : redonner aux mots du volume, de l’adresse, pour retrouver leur destination. D’où ma commande à Wajdi Mouawad d’une enquête rétrospective, archéologique, sur Œdipe, en revenant sur les traces de Cadmos, d’Europe… Chez Mouawad, le mouvement de recherche débouche souvent sur la découverte d’un fardeau parental ou ancestral. On se croyait libre, puis advient le temps de la révélation, on découvre le piège dans lequel on était pris depuis toujours. Il y a là un désaccord profond entre nous – toujours cette question du déterminisme biologique. Peut-être que pour moi, l’enquête rétrospective est davantage de l’ordre de l’imaginaire, de la libération du sens via l’exploration des possibles ? Au final, le théâtre procède de l’émancipation. Pour l’opéra, c’est autre chose. Il s’organise autour et à partir de la voix, comme dans une transe de possession, et on construit autour d’elle en évoluant de balise en balise ; le théâtre, lui, est fait d’énonciation et de quête – quête d’identité, tentative de devenir, recherche des conditions du lien qui fera peut-être que demain nous serons différents.

Le privilège d’être insulaire au cœur de la cité, voilà le théâtre. On traque un geste, voire un silence. Un endroit de révélation, de paix fondée dans la compréhension mutuelle. Cet instant retenu, suspendu, c’est l’utopie du théâtre pour moi. Je le dis au risque de paraître mystique. Si ce lieu et cet instant n’existent pas, je n’en suis plus. Le théâtre a partie liée avec le silence, tel qu’il se dégage à travers les mille et un fragments du grand fossile verbal. Un silence qu’on ne peut atteindre qu’après les mots, une fois qu’on les a digérés, transformés. C’est là le lien profond, inaperçu, entre Qui a peur de Virginia Woolf ? et Le Maître des marionnettes. Il y a une parenté spatiale, bien sûr, entre les deux spectacles, mais il y a surtout une certaine relation au silence qui leur est commune. Dans la pièce d’Albee, le déchaînement verbal est comme un énorme entonnoir infernal, implacable, qui débouche sur le moment où George et Martha cessent enfin de se parler comme ça… La résolution intervient quand ils se retrouvent physiquement à l’extrême fin de la nuit. Quand les phrases deviennent inachevées, suspendues, et donnent sur le silence. C’est alors que la question posée par le titre trouve sa réponse. Là, j’ai mis de la musique, comme si on lui cédait enfin la place – comme si l’aveu de la peur était la condition de la musique. Et cette musique met en évidence l’absence de parole. Les corps n’ont plus besoin de crier. On a brûlé toutes les bûches verbales. Le théâtre procède ainsi, en consumant les mots : beaucoup de bruit pour rien. Mais ce bruit charge ce rien, électrise le silence qui suit. Nous sommes comme des enfants dans la nuit qui ont peur du loup et crient « Maman », et plus ils crient fort, plus ils sont vulnérables, car plus ils sont repérables… Dans le Songe, quand Hermia appelle Lysandre qui a disparu et qu’elle s’éveille secouée par un cauchemar, ce moment déchirant, ce cri dans la forêt shakespearienne, c’est pour moi un endroit de la naissance du théâtre. Il y en a un autre, c’est Philoctète seul qui perd sa langue faute d’avoir avec qui la parler … Mais là, c’est un autre silence, celui qu’on entend au début et non à la fin, le silence de l’entrave et non de la résolution. Quand j’étais enfant, dans notre HLM, personne n’écoutait de musique. Les parois étaient minces, le bruit dérangeait. Et quand mon père, le soir, rentrait de son atelier de mécanique, son premier mot était « Silence !». Le repos, le vrai luxe, c’est le silence recherché et conquis. Une utopie, ou un état limite… Il y a toujours des rumeurs qui le peuplent. Quand entend-on renaître la voix qui appelle à l’aide, qui dit « Je suis tout seul et perdu dans le noir de ce silence » ? C’est mon angoisse existentielle d’homme de théâtre : que le théâtre ne serve qu’à faire le constat que la communauté n’existe plus – ce qui est d’ailleurs vrai, si l’on veut, mais si l’on ne peut même plus rêver le théâtre comme ce lieu écarté, cette île de Prospero ou ce désert d’Alceste où refonder de la communauté, des villages, comme cet espace où tenter toutes les interrogations possibles, les merveilles, les souffrances – alors c’est à désespérer. Mais je crois à la bienveillance. Je suis convaincu que notre mémoire est faite de toutes les présences de tous ceux qui sont partis. Dans le silence, il y a des bibliothèques entières… Pour moi, Les Ailes du désir est un des plus beaux films du XXème siècle. Je crois aux anges. On m’a appris qu’en grec, le mot « ange » a d’abord signifié « messager »… donc, oui, les acteurs sont des anges. Sans aucun angélisme… S’ils sont narcissiques, ils finissent par y laisser des plumes ; parfois même ils se noient, comme Icare. Mais le plus souvent, ils creusent dans la mémoire pour nous la restituer, ils nous passent les messages. Voilà, je suis un athée qui croit aux anges, un handicapé qui appelle à l’aide en cherchant des bras, des yeux, des oreilles, perdu dans la nuit, invitant à raconter des histoires pour savoir qui nous sommes. Et plus encore pour savoir qui nous serons.

Paris, 22-23 décembre 2011